Un monde comme une équipe

Et si le rugby, plus qu’un sport d’affrontement, était d’abord un sport d’émotions ? Un sport d’enfants rêvant d’exploits, d’adultes restés enfants, de vilains vieux pleins de souvenirs. Si le rugby était une philosophie, peut-être même une religion vouée au culte du ballon ovale ? Une religion déraisonnable, certes, mais faite de solidarités, de joies, de complicités, de partages et de bavardages. Mais aussi de gueules de bois, celles des grandes défaites ou des troisièmes mi-temps trop arrosées, de côtes en vrac, de peurs et de regrets. Si le rugby était un parfum ? Celui de l’huile de camphre, celui des pelouses trop sèches ou trop humides. Si c’était une musique ? Celle des crampons qui claquent à la sortie des vestiaires, celle des mêlées qui s’entrechoquent. Le rugby de Benoit Jeantet, c’est tout cela et bien plus. Le ciel a des jambes est un recueil de nouvelles qui raconte avec tendresse et poésie les hommes et les femmes qui font le rugby, tous si dissemblables et pourtant si proches, peuplant une planète bizarre où tout ne tourne pas rond et s’est parfait ainsi. Oubliant l’image médiatique de ce sport, scintillante mais tellement réductrice, l’auteur nous parle du rugby des petits clubs, avec leur quotidien, leurs figures rassurantes, leurs légendes minuscules, leurs héros de séries régionales et leurs anonymes. Les personnages de ses nouvelles, on peut les croiser au bistro du coin, sur le bord d’un terrain à moitié pelé, dans la rue, dans un bureau ou dans les champs. C’est peut-être ce grand deuxième-ligne qui a l’air un peu con ou ce vieil italien. C’est un monde comme une équipe, avec ses différences et ses contradictions, où chacun a sa place et où tous se complètent.

Le ciel a des jambes

Benoît Jeantet

Les éditions du volcan

214 p -16 €

Des fêlures discrètes

Personne ne connait vraiment Paul Lambda. Derrière ce nom étrange se cache un virtuose de l’aphorisme. Selon le dictionnaire Larousse, l’aphorisme est une sentence qui résume en quelques mots une vérité fondamentale. C’est un peu court et sec comme définition et l’art de Paul Lambda est beaucoup plus subtil et poétique que cela. Les icebergs de la mélancolie est son dernier ouvrage et offre une belle moisson de micro-romans et de récits minuscules. Chacun de ses aphorismes est un voyage bref et intense, une aventure dérisoire et magnifique. Des fêlures discrètes, des absences et des fantômes, peuplent son univers, tel un beau cimetière abandonné. Paul Lambda est un promeneur mélancolique, un « gentleman-flâneur » de Montmartre qui regarde disparaitre les oiseaux et sombrer les hommes. Il aime les silences, les arbres, le clair-obscur et le café de la rue Marcadet. Il faut regarder passer Les icebergs de la mélancolie.

Les icebergs de la mélancolie

Paul Lambda

Cactus inébranlable éditions

91 p – 10 €

L’œuvre au noir

Contrition Village, une bourgade quelconque du comté de Palm Beach, en Floride, est une prison à ciel ouvert. Les autorités de l’État y assignent à résidence des pédo-criminels ayant purgé leur peine. Sous contrôle permanent de la police, ils vivent une deuxième condamnation qui n’a pas de fin. Ni pardon, ni oubli, ni rédemption possible. Quand Christian Nowak, un résident de Contrition Village accusé de pédophilie, est retrouvé mort, brûlé vif à son domicile, personne ne s’inquiète vraiment. Un criminel de moins, qui cela peut-il émouvoir ? Pourtant quelque chose cloche. Pour certains, dont Marcia Harris, reporter d’un journal local, l’incendie est trop beau pour être honnête. Quand l’autopsie révèle que le défunt n’est pas Nowak mais Olaf Gordon, un autre habitant de Contrition Village mort un mois avant, le simple fait-divers se transforme en une troublante énigme. Marcia, contre l’avis de tous, se lance dans une enquête pour comprendre ce qui s’est vraiment passé.

Il existe un lieu semblable à Contrition Village en Floride, qui s’appelle Miracle. Keko, le dessinateur et Carlos Portela le scénariste, s’inspirent de cette cruelle réalité américaine pour ce roman graphique sombre et captivant, aux multiples pistes. Le dessin de Keko, d’un noir et blanc implacable, crée une atmosphère irrespirable et colle parfaitement au scénario diabolique. Le récit de Portela, tout en lenteur, construit autour de silences glaçants et de questions sans réponses, instaure une tension subtilement étouffante. Contrition est une œuvre noire, un thriller remarquable au suspense suffocant.

Contrition

Carlos Portela et Keko

Denoël graphique

168 p – 25 €

L’ami peu prodigieux

Les années 70, la classe de quatrième, le lycée d’une ville moyenne de province. Zoran et Ponthus se croisent autour d’une table de ping-pong. Zoran, le fils d’émigrés yougoslaves, Ponthus, l’enfant de la petite bourgeoisie locale, n’avaient à priori rien à partager. Pourtant, la rencontre est le point de départ d’une amitié « bancale et asymétrique » entre les deux adolescents. Mais à la fin de l’année scolaire Zoran est orienté en classe de transition, voie de garage à l’époque des élèves en difficulté, quand Ponthus reste dans la filière classique. La séparation, le temps qui passe, l’usure, éloignent irrémédiablement les garçons. Leurs liens s’effilochent. Ponthus finit par quitter sa cité ventouse où il commençait à s’engluer, pour s’installer et travailler à Paris, la métropole tentatrice. Zoran, lui, reste engoncé dans sa routine rassurante. Chacun dans leurs mondes, comme sur deux planètes éloignées, ils ne se croisent plus que par hasard. Pourtant, l’ombre de Zoran et ses secrets ne cessent de hanter Ponthus.

Les amis de passage, de Philippe Ridet, est le roman doux-amer d’une amitié en demi-teinte. L’auteur raconte les sentiments qui tiédissent, les rêves évaporés, le temps qui passe et use. En toile de fond il y a la ville provinciale, un personnage à part entière, et sa vie lente et grise. Un cocon sécurisant qui protège et une prison qui enferme et anesthésie. Un récit remarquable qui balance doucement entre passé et présent, douceur et regrets.  

Les amis de passage

Philippe Ridet

Equateurs

187 p – 19 €

Teen spirit

« Aujourd’hui, Kurt Cobain est mort », ainsi commence Un garçon ordinaire, livre de Joseph d’Anvers. On est en avril 1994 et la nouvelle bouleverse la bande de copains. Alice, Karim, Sakina Tom et les autres préparent leur bac. Cette échéance a-t-elle une importance, comparée à la chute de l’ange grunge ? Le bac justement, ce juge de paix qui les attend, l’étape incontournable vers l’âge adulte. Ils vivent les derniers instants de l’enfance, les dernières flammes de l’insouciance. Ils ont encore la force et la beauté de leur innocence. À l’horizon, les études, l’avenir qui se prépare, avec son lot d’espoirs et de doutes. Des choix à faire, des chemins à prendre en espérant ne pas se tromper. Des amours à bâtir ou à consolider. Il faut penser à s’inventer une vie, partir, laisser sur le quai ceux qu’on aime et trouver d’autres Alice, Karim, Sakina ou Tom.

Joseph d’Anvers a de multiples casquettes. Chanteur, écrivain, boxeur entre autres, il dessine avec tendresse et acuité, dans son troisième roman, cet entre-deux, ce moment charnière de la vie adolescente. Il réussit à saisir avec délicatesse tous ces moments fugaces, la vie au jour le jour de ces presque adultes, leurs joies et leurs peines. Ces garçons, ces filles des années 90, on les connait presque. Ça pourrait être nos enfants, nos contemporains, peut-être nous. Un garçon ordinaire est la belle et émouvante chronique d’une génération inquiète, la génération X, qui s’avance en hésitant vers un futur incertain.

Un garçon ordinaire

Joseph d’Anvers

Rivages

220 p – 20 €

On dirait le sud

L’été, quelque part dans le sud. La mer, peut-être la Méditerrané. Le soleil bienveillant, quand il n’est pas perturbé par de rares orages. Et les nuits douces et chaudes. Pablo est en vacances chez sa grand-mère. Comme chaque été. Il s’ennuie un peu. Comme chaque été. Jusqu’à sa rencontre avec Carla, photographe en herbe. Les deux adolescents se flairent, se tournent autour et commencent à se découvrir. C’est le temps des premiers désirs inavoués, des regards furtifs, des corps qui se frôlent. L’attraction est réciproque, mais comment dire ces choses, comment les montrer ? Le temps et les silences s’étirent doucement, l’intimité s’installe petit à petit à l’ombre des pins, sur la plage, dans la mer chaude ou sur l’île inconnue.

Cécile Dupuis, dessinatrice, et Valérian Guillaume, auteur, racontent avec une économie de moyens saisissante et une sensualité remarquable la valse lente et hésitante des amours naissantes. Les mots sont rares, les gestes aussi, mais les sentiments sont de plus en plus difficiles à cacher. Le dessin sobre, les couleurs chaudes traduisent parfaitement les liens qui se tissent subtilement entre les deux enfants. Ils rendent palpable l’atmosphère d’été et de vacances qui les entoure. On entend presque le bruit de la mer et le chant des cigales. Un très bel album pour tenir chaud au cœur de l’automne.

L’ombre des pins

Cécile Dupuis et Valérian Guillaume

Virages graphiques

112 p – 20 €

CDF Mag n° 2000 du 20 octobre 2022

La face cachée de l’art

L’art est le propre de l’humanité. Il la distingue des autres espèces. Les premières œuvres d’art recensée remontent à 30 000 ans. Mais quoi de commun entre une peinture rupestre à Lascaux et une installation contemporaine à la gare de Saint-Pancras, au cœur de Londres ? Chaque œuvre est unique, un compromis aléatoire entre des forces souvent contradictoires, comme le désir de son créateur, les aléas de sa vie, les techniques dont il dispose, les modes et les dictats de son époque. Derrière chaque chef-d’œuvre se cachent ainsi une multitude de vies, de hasards et d’explications.

Petites histoires de l’art en 100 chefs-d’œuvre, de Susie Hodge, propose un voyage dans le temps à travers 100 créations emblématiques, en dévoilant des pans de leur histoire cachée. Contextes politiques, messages dissimulés, détails techniques, théories explicatives, éléments biographiques ou autres facteurs déterminants éclairent d’un jour nouveau et intéressant les œuvres présentées. Les jeux de couleur de La jeune fille à la perle de Vermeer, la portée sociale des Glaneuses de Millet, la tendresse de David Hockney pour ces parents qui transparait dans My Parents… Autant de détails poignants, étonnants ou passionnants qui offrent un autre regard sur ces fruits de la créativité humaine. Le livre de Susie Hope est un beau moyen pour mieux comprendre l’art sous toutes ses formes et l’apprécier différemment.

Petites histoires de l’art en 100 chefs d’œuvre

Susie Hodge

Pyramyd

216 p – 19,95 €

CDF Mag n° 2000 du 20 octobre 2022

Faux jetons

Simon, un jeune anglais un peu rondouillard, est la tête de turc de ses camarades. Mais Simon a gagné 16 millions de livres en pariant sur une course de chevaux, sur les conseils d’une voyante. Mais Simon n’a que 14 ans, seuls ses parents peuvent encaisser cette somme. Mais la mère de Simon est dans le coma, victime d’une sauvage agression à son domicile. Mais le père de Simon a disparu. Alors Simon se lance désespérément à la recherche de son paternel. De rencontres en rencontres, le garçon se retrouve embarqué, à travers l’Angleterre, dans une suite d’aventures secouantes, petite bille ballotée dans un flipper géant.

La couleur des choses de Martin Panchaud est un très étonnant roman graphique. Les scènes sont toutes dessinées à plat, en vue plongeante. Les personnages sont représentés par des cercles de couleur et ressemblent à des jetons éparpillés sur une table de jeux. Le livre paraît être la création d’un ordinateur un peu fou et plein d’imagination qui aurait échappé au contrôle de son maitre. Malgré l’absence apparente de tout réalisme, on est vite happé par cette histoire captivante et jubilatoire. Les personnages existent vraiment, on les voit, on les entend, notamment le naïf et attachant Simon. L’intrigue est foisonnante et plein de rebondissements. L’ambiance balance entre humour, action et cruauté, avec une pointe de tendresse pour relever le tout. La couleur des choses est une œuvre unique, inventive et bluffante et qui mérite d’être découverte.

La couleur des choses

Martin Panchaud

Editions Ça et Là

236 p – 24 €

CDF Mag n° 2000 du 20 octobre 2022

Montmartre au pied de la lettre

Le Sacré-Cœur de Montmartre est, après Notre-Dame, le deuxième site le plus visité de Paris. Sa silhouette, si reconnaissable et visible à des kilomètres, en fait un des symboles majeurs de la capitale. Mais au-delà du cliché touristique, des millions de personnes qui se bousculent chaque année pour accéder au monument ou faire le tour de la place du Tertre, Montmartre est un vrai quartier, plein de vie, un village dans la grande ville, avec son âme, son histoire et ses habitants. Perchée à 130,53 mètres, l’éminence domine Paris, dont elle est le point naturel le plus élevé.

Religieuse ou licencieuse, sage ou révoltée, bourgeoise ou prolétaire, la colline est un monde contradictoire. Elle fut le berceau du christianisme en France et le cœur de l’insurrection de la Commune. Elle a connu les premiers méfaits de la bande à Bonnot et les débuts de l’impressionnisme. Sex-shops, théâtres, églises et boulodromes s’y côtoient en faisant semblant de s’ignorer. Malgré une forte urbanisation, elle a toujours sa vigne et ses vendanges, fêtées chaque année au mois d’octobre.

Tant de paradoxes méritaient bien un vrai dictionnaire. Cela est chose faite grâce à Jean-Marc Tarrit qui publie un copieux et réjouissant Dictionnaire Montmartre. De Abadie à Zut, du martyr Saint Denis aux musiciens de Daft Punk, il présente en 996 pages et un millier d’articles les petits et grands faits du quartier, ses personnages célèbres ou peu connus, ses hauts lieux et ses endroits secrets. Ce Dictionnaire Montmartre est une balade passionnante, éclectique et érudite dans les rues de Montmartre qui raconte ce lieu mythique avec beaucoup de talent.

Dictionnaire Montmartre

Jean-Marc Tarrit

Editions Atlande

996 p – 30 €

CDF Mag n° 2000 du 20 octobre 2022

Un secret

Chloé vit à Paris et trouve son existence de trentenaire monotone, sans aspérités. Ni grands bonheurs, ni catastrophes, c’est le calme plat. Telle la Parisienne de Marie-Paule Belle, sa normalité lui pèse. Cela serait presque désespérant, mais même le désespoir lui fait faux bond. Lorsqu’un jour une thérapeute lui affirme que ses parents lui cachent quelque chose, elle croit se découvrir enfin un traumatisme présentable, une souffrance à la hauteur de ce qu’elle mérite, qui la rendront enfin intéressante à ses yeux et aux yeux des autres. Ce possible lourd et sombre secret de famille devient pour elle une sorte de graal qui, elle l’espère, va transformer sa vie. En Normandie, loin des soucis futiles de Chloé, Patricia a connu des vrais drame et se bat au quotidien pour les autres. La quête obsessionnelle de Chloé va l’amener à croiser le chemin de Patricia et entraîner un enchainement inéluctable de mensonges et faux semblants jusqu’à la catastrophe.

Pas de souci est une comédie ironique et cruelle sur les travers de la société moderne. Un récit fin et acide qui se moque la culture des apparences, de ce besoin de communication quasi général qui tourne très rapidement à vide. Luc Blanvillain, dans un style élégant et ludique, malmène avec délice ses personnages pour notre plus grand plaisir.

Pas de soucis

Luc Blanvillain

Quidam éditeur

380 p – 22 €

CDF Mag n° 1997 du 1er octobre 2022

Tombée sous le charme

Cela se passe au milieu des années 2000, elle est jeune, célibataire, indépendante et mène une vie qui lui plait. Lors d’une soirée, elle croise le chemin un Anglais du genre sublime, le beau gosse dans toute sa splendeur. Très rapidement cette rencontre se transforme en histoire d’amour. Certes, il a quelques années de moins qu’elle, mais elle s’en fiche, elle est accro, prisonnière, tombée sous le charme comme sous la mitraille. Au bout de quelques mois la relation se délite jusqu’à ce que le perfide sujet d’Albion y mette fin. Au fur et à mesure que la passion s’étiole, la narratrice s’enfonce dans l’enfer du doute, de la jalousie et de l’obsession. Elle traque l’ombre de l’indélicat sur les réseaux sociaux, bascule de plus en plus dans les excès et l’autodestruction. Sa blessure se transforme en rage, en haine, en besoin de vengeance, mais cette violence se retourne surtout contre elle.

Sylvia Hansel raconte avec acuité et une réjouissante pointe de dérision la dérive sentimentale de son héroïne, ce basculement intime qui fait passer du bonheur fou à l’angoisse la plus profonde. Bulle de savon est un roman court, intense et prenant comme cette brève et fulgurante aventure amoureuse.

Bulle de savon

Sylvia Hansel

Editions Intervalles

96 p – 14 €

CDF Mag n° 1997 du 1er octobre 2022

Le long chemin

L’amitié est un continent aux multiples pays, celui des amitiés enfantines, celui des amitiés d’adultes, celui des amitiés entre femmes et hommes… Le lien amical peut être réel avec la camarade de classe, le collègue ou l’inconnu rencontré par hasard, ou virtuel, grâce au développement des réseaux sociaux. Il peut renforcer, élever, comme il peut parfois abimer ou détruire lorsqu’il devient toxique. Ce sentiment complexe, si fort et parfois vital, est au cœur de notre vie, comme l’amour auquel il est souvent comparé. Il nait, se construit et peut mourir, parfois doucement, parfois douloureusement. L’autre peut être un modèle, un alter ego ou notre opposé. Cette relation puissante est le fruit de nos espoirs et de nos doutes, de nos forces et de nos failles. Elle est le reflet de ce que nous sommes.

« L’amitié, présente ou absente, est véritablement un chemin » écrit Anne-Laure Buffet en introduction de son livre L’amitié, publié aux éditions Eyrolles. C’est en exploratrice de l’âme qu’elle nous emmène à la découverte de cette passion humaine. En s’appuyant sur de nombreux témoignages vécus, sur des histoires toutes différentes, elle dresse une carte détaillée de ce sentiment si profond et si puissant. Un livre à l’écriture claire, vivante, sans jargon et qui fait du bien.

L’amitié

Anne-Laure Buffet

Editions Eyrolles

192 p – 18 €

CDF Mag n° 1997 du 1er octobre 2022

Improbabliothèque

On imagine souvent l’écrivain en créateur romantique torturé par la fièvre de la création ou en proie au démon de la page blanche. Mais cette image n’est qu’une légende, un écran de fumée. Heureusement, Tom Gauld est là pour vous dévoiler la face cachée de la littérature. Le monde des livres vu par Tom Gauld est une improbable bibliothèque, un gigantesque capharnaüm où se mélangent époques, styles et personnages. Dostoïevski, Dumas, Austen ou Kafka, nul n’est épargné. Les plus grands auteurs et les romans les plus célèbres sont concassés, remixés et passés à la moulinette iconoclaste de l’artiste. La littérature n’est plus cet objet de culte intouchable qu’on enseigne dans les universités, mais un univers absurde et drôle, un art brinquebalant à la portée du premier venu. D’ailleurs le livre fourmille de conseils indispensables aux béotiens de l’écriture, comme ce « générateur de romans à suspense » qui devrait sans coup férir, leur assurer un succès instantané et planétaire à rendre jaloux Harlan Coben.

Comme toutes les œuvres de Tom Gauld, la revanche des bibliothécaires est un bijou d’humour absurde, plein de finesse. Cette série de petits scripts publiés chaque samedi dans The Gardian, au dessin minimaliste et faussement naïf, est un mélange réjouissant de Gary Larson et de Buster Keaton, qui porte un regard plein d’ironie et de tendresses sur la littérature. Un album indispensable qui ne peut que réjouir les vrais amoureux des livres.

La revanche des bibliothécaires

Tom Gauld

Editions 2024

160 p – 17 €

CDF Mag n° 1997 du 1er octobre 2022

Journal inconstant

Il colle au personnage de René Fallet l’image d’un écrivain un peu en marge, du genre rigolo mais pas trop sérieux. Il est vrai que ses romans adaptés au cinéma, comme La soupe aux choux ou Les vieux de la vieille, accréditent souvent l’idée d’un aimable fantaisiste. La publication par les Editions des Equateurs de son journal inédit, une suite de petits bouts éclatés de sa vie, de ses humeurs, entre 1962 et 1983, permet de découvrir un homme bien différent. René Fallet était en réalité un être autrement plus tourmenté et ambigu. Amoureux des femmes, il a passé sa vie à courir après l’amour et ses échecs, à la recherche des ombres de celles qu’il avait perdues. « L’amour n’est que tourment, et, comblé ou non, Malheur parfait ». C’était un pessimiste jovial à l’âme en perpétuel bouillonnement, passant du beau temps à la pluie ou la tempête en quelques instants. Un joyeux vivant obsédé par la mort. Mal dans son époque et souvent dans sa vie, ses refuges s’appelaient alcool, littérature ou amitié. L’amitié qui ne se brade pas, une amitié à l’ancienne, comme celle de Georges Brassens, figure régulière de ce journal inconstant. Un journal paradoxal empli de mélancolie, de rires, de colères, d’émotions et de poésie et un délice de lecture difficile à lâcher.

Journal de 5 à 7

René Fallet

Editions des Equateurs

459 p – 21 €

CDF Mag n° 1977-1978 du 7-14 avril 2022

Une chanteuse

Valentine ne s’appelle pas encore Jil Caplan, ce n’est qu’une enfant à la santé fragile. Le temps file, le collège arrive vite, puis le lycée, les premières amours, le rock, les concerts, la chanson, une passion qui devient un métier, les galères et les succès. Et puis il y a les rencontres qui changent la vie, comme Madame Balthazar, la prof tant redoutée et pourtant fascinante, ou Jay Alansky, jeune et brillant producteur. Et les déménagements vers de nouveaux domiciles, qui sont autant d’étapes sur le chemin que se trace l’artiste. Bref, la jeunesse de Valentine/Jil, racontée à travers une vingtaine d’épisodes, des moments clés, écrits comme des petites nouvelles.  Chaque chapitre, chaque tranche de vie, est rythmé par une œuvre musicale qui donne le ton. Brassens, Bruce Springsteen, Marvin Gaye, Bach… la bande son est éclectique. Elle scande le parcours d’une chanteuse populaire avec ses hauts et ses bas, ses fulgurances et ses moments creux. Le feu aux joues est l’histoire touchante et douce-amère d’une construction.  Un récit autobiographique lucide, à l’écriture électrique et vive, un mélange délicat d’énergie, de vie et de mélancolie.

Le feu aux joues

Jil Caplan

Robert Laffont

187 p 19 €

CDF Mag n° 1977-1978 du 7-14 avril 2022