L’art du court

A Mugron, dans les Landes, il y a des arènes, des terrains de rugby, un château, un fronton de jeu de paume et la maison d’édition Louise Bottu. Louise Bottu est une planète littéraire singulière, où la politique éditoriale est inspirée essentiellement par le plaisir de la lecture et celui de la découverte. L’humeur y est joyeuse, au grès de parutions variées dont les points communs pourraient être l’humour, la poésie, le travail sur les mots et les contraintes littéraires. Parmi les dernières livraisons de l’éditeur landais, deux courtes œuvres : Biotope et anatomie de l’homme domestique de Philippe Annocque et J’aurai été ceux que je suis de Marc-Emile Thinez.

Le livre de Philippe Annocque est un réjouissant recueil d’aphorismes sur cet étrange animal qu’est l’homme, tel qu’il évolue dans son milieu naturel, son domicile. L’être humain dans toute sa banalité et sa bizarrerie, observé dans ses différents lieux de vie par un zoologiste subtil et ironique.

L’ouvrage de Marc-Emile Thinez, quant à lui, est une collection de pastilles littéraires, petits textes carrés et graphiques à la recherche de l’essence même de cinquante personnages tirés de romans, films ou tableaux. J’aurai été ceux que je suis est un brillant jeu de piste et de mots où l’on peut croiser Bardamu, le héros de Voyage au bout de la nuit, Emile Zatopek ou Pif le chien. Entre sourire, onirisme et virtuosité, un joli exercice de style.

Biotope et anatomie de l’homme domestique

Philippe Annocque

Editions Louise Bottu

62 p – 9 €

J’aurai été ceux que je suis

Marc-Emile Thinez

Editions Louise Bottu

74 p – 8 €

CDF Mag n° 1977-1978 du 7-14 avril 2022

Voyage au centre de l’auteur

Un jour d’automne Éric Poindron a découvert un musée extraordinaire, probablement un des plus fabuleux au monde. Mais c’est un musée soigneusement camouflé, tellement discret que seule une poignée d’initiés en connait l’existence. Bon prince, l’auteur a bien voulu partager sa découverte. Mais, tout le monde le sait, les musées les plus beaux ne se visitent bien que la nuit. Nous voilà donc embarqués dans un voyage nocturne en vingt-six étapes, comme les vingt-six salles de cette somptueuse galerie. Mais au fait, que trouve-t-on dans ce mystérieux palais ? Les rêves de l’auteur, ses envies, ses passions. Les artistes qu’il aime, ceux qu’il envie. Des peintres, des poètes, des érudits, des fous. Des écrivains ou des cinéastes. Mille et un petits secrets qui font sa vie et qui nourrissent son œuvre. Une salle pour Edgar Poe, une pour Lewis Caroll, ainsi pas de jaloux. Et d’autres silhouettes, fascinants fantômes de toutes les époques, de tous les arts et de tous les styles. Ne serait-ce pas Munch que l’on aperçoit là-bas ? Et voici Samuel Fuller. Et André Breton. Tiens, un girafon… Ainsi va la visite du musée imaginaire d’Éric Poindron, une sorte de cadavre exquis géant et poétique, un merveilleux bric-à-brac.

Le voyageur inachevé

Éric Poindron

Le Castor Astral

240 p – 16 €

CDF Mag n° 1957 du 11 novembre 2021

Vingt-et-un

C’est une femme pragmatique, rationnelle. Elle commande un cargo, ce n’est pas rien, seule femme dans un univers profondément masculin. Elle appartient à la mer, elle appartient à la marine de tout son être, de toute son âme. Un jour, sans vraiment savoir pourquoi, elle autorise ses hommes à faire une pause baignade en plein milieu de l’océan Atlantique. Une décision incongrue qui n’est pas dans ses habitudes. Pendant ce bref moment de d’abandon, le trouble surgit et la peur s’immisce chez les marins : ils étaient 20, ils se retrouvent 21. Ce nombre trop grand, illogique, vient dérègler la routine maritime. Les certitudes de la commandante s’effritent lentement. Le bateau lui-même, tel un animal malade, semble perturbé.

Ultramarins est le premier roman de Mariette Navarro. C’est l’histoire d’une traversée étrange entre Europe et Antilles au cours de laquelle le quotidien rassurant de l’équipage bascule doucement vers le fantastique. Pour un peu, on s’attendrait à apercevoir les silhouettes d’un capitaine Achab ou d’un Arthur Gordon Pym. Le récit, au style limpide, fluide et puissant, envoute et emporte, comme l’océan emporte le navire. L’œuvre de Mariette Navarro est un court roman, à l’écriture dense et poétique, une croisière onirique et un beau portrait de femme.

Ultramarins

Mariette Navarro

Quidam Editeur

156 p – 15 €

CDF Mag n° 1957 du 11 novembre 2021

Quel cirque !

« Mon pays a une superficie de cinq mille quatre cents mètres carrés, ses frontières sont des barrières de fer ». Rudy et ses parents vivent dans un monde qui n’est pas rien, un grand cirque magique, le célèbre cirque Zimmer. On y rencontre des tas d’animaux, des artistes aux multiples talents et toute une petite foule de travailleurs du spectacle. La vie circassienne, c’est le Grand Rodrigo, fascinant trapéziste, Eusice, chef-monteur aux mille ressources ou Morzini, magicien approximatif, les copains, les cours par correspondance… Bref, une société à part, une sorte de bulle étrange, effrayante et merveilleuse pour un petit garçon comme Rudy. Un univers en éternel mouvement, avec sa flotte de cent quinze véhicules roulant d’une ville à l’autre. Chaque jour une nouvelle cité à conquérir, un immense chapiteau à monter puis démonter, des kilomètres à avaler.

Cette vie de nomade, c’est l’enfance de Rudy Spiessert, dessinateur et auteur de ce beau récit itinérant, Les villes d’un jour, réédité chez Vide Cocagne. Un voyage aux couleurs tendres, à l’humeur souvent joyeuse parfois mélancolique. En fermant le livre, on se dit qu’il aurait été chouette de faire partie de la grande famille du cirque Zimmer et de devenir son camarade de jeu.

Les villes d’un jour

Vide Cocagne

Rudy Spiessert

88 p – 16 €

CDF MAG n° 1951 du 1er octobre 2021

Joyeux Noëls

Les Limericks sont de courts poèmes typiquement anglais popularisés par Edward Lear, un écrivain et illustrateur du XIXème siècle. Ils se présentent sous forme de pièces rimées de cinq vers, le plus souvent irrévérencieuses, voire obscènes, racontant de petites histoires pleines de « nonsence », une forme d’humour proche de l’absurde, dans l’esprit de l’Alice de Lewis Caroll.

Élodie Gillibert s’est lancée le défi d’écrire ses propres Limericks, travail d’autant plus ardu que chacun de ses textes est écrit en anglais et en français. Quand on connait la différence de sonorité entre les deux langues, on mesure la complexité de la mission qu’elle s’est assignée. Heureusement, le pari d’Elodie Gillibert est largement réussi avec ce recueil de Limericks faussement légers, à la réjouissante bizarrerie. Les dessins de Marc Guerra, telles les illustrations d’un énigmatique dictionnaire, soulignent parfaitement la gaîté paradoxale de ces petites poésies.

The sad story of Christmas Carol Lewis / La triste histoire de Noël Charles Lewis

Elodie Gillibert & Marc Guerra

Le bousquet-La barthe éditions

29 p – 9€

L’heure de Loire

L’estuaire de la Loire est un pays incertain, un espace hésitant entre fleuve et océan, boires abandonnées et raffineries incandescentes, nostalgie et modernité. Le bac de Mindin, trait d’union obsolète entre deux berges, n’existe plus. Il a été depuis longtemps remplacé par le pont de Saint-Nazaire, même si son fantôme hante toujours le fleuve. Pendant deux ans, avec passion, Ludovic Giraudon, Patrice Lumeau et Guillaume Noury ont exploré, observé et écouté ce monde à part. Ils l’ont photographié et raconté dans un ouvrage collectif intitulé Tu vas où ? tu m’emmènes… Une flânerie rêveuse d’une rive à l’autre, au hasard des rencontres et des découvertes. Un livre comme une promesse de voyage dans un pays presque imaginaire.

Tu vas où ? tu m’emmènes…

Ludovic Giraudon, Patrice Lumeau, Guillaume Noury

Auto-publié

Commande https://guillaumenoury.format.com/livre-tu-vas-ou-tu-m-emmenes

18 € – 52 p

Chacun cherche son chat

Vous avez peut-être déjà croisé, collé à un arbre ou à un mur, un message déposé par un humain éploré à la recherche de son animal de compagnie disparu. Ces affiches racontent des micro-tragédies de la rue, empreintes de tristesse et d’espoir. Bruno Gibert, tel un Docteur Dolittle urbain et écrivain, doit probablement parler couramment plusieurs langues, comme le chien, le chat ou la perruche. Grâce à ce don, il a pu donner la parole à quelques-uns de ces fugitifs, sous la forme de lettres adressées à leurs propriétaires.

Pas perdus ! c’est une vingtaine d’histoires pleines de poésie et d’humour, inventées à partir de vrais avis de recherche. Elles parlent de nos relations souvent ambiguës avec nos fidèles compagnons. Des fables sensibles et ironiques où l’humanité, avec ses petits travers, n’a pas toujours le beau rôle. La littérature enfantine dissimule des trésors insoupçonnés. Pas perdus ! fait partie de ces perles rares et cachées qui méritent d’être découvertes et appréciées sans fausse honte et sans limitation d’âge.

Pas perdus !

Bruno Gibert

L’école des loisirs

160 p – 12 €

Bref mais court

Gregueria est un terme espagnol qui pourrait être traduit par cri confus ou « brouhaha ». Mais c’est surtout une forme littéraire popularisée par Ramón Gómez de la Serna, un des écrivains espagnols parmi les plus inventifs et les plus prolixes. Ses greguerias sont de courtes phrases alliant humour et métaphore. L’Argentin Eduardo Berti, avec la complicité de la plasticienne Clémentine Mélois pour les illustrations, a voulu rendre hommage au maitre virtuose des greguerias en publiant un recueil de ces instantanés d’écriture.

L’ivresse sans fin des portes tournantes est donc un curieux inventaire de formules magiques et drôles, un catalogue loufoque d’éclairs poétiques. Chacun de ces traits de plume est un micro-voyage vers un monde parallèle, une brève déambulation dans une réalité légèrement distordue. Grâce aux greguerias, les objets et les animaux ont enfin une âme. Le minuscule vire alors au grandiose, l’anodin se transforme en douce folie et la lourdeur se pare soudain d’une élégance aérienne.

L’ivresse sans fin des portes tournantes

Eduardo Berti

Le Castor Astral

96 p – 16 €

Vigie incertaine

C’est un dimanche ordinaire, un jour de repos, un jour d’absence, un jour d’attente. Et Lui qui n’en finit plus de ne pas revenir. Alors elle guette, vigie incertaine, son hypothétique arrivée. Les dimanches se répètent. Le chien vieillit, le poison meurt, la poussière tombe. Le temps s’attarde, s’étire et se dilate.

Laisse Tomber la poussière, est un court et émouvant texte d’Olivia Del Proposto, qui parle du manque et de l’espoir. Une  mélodie troublante, douce et mélancolique. Un tout petit ouvrage mais, ne vous y trompez pas, un grand bonheur de lecture.

Vous pouvez commander son récit aux Editions du Petit Rameur http://www.petitrameur.com/editions.html

Sinon, la Dame a un blog qui mérite une visite : https://mademoiselledeblog.wordpress.com/

Laisse tomber la poussière

Olivia Del Proposto

Les Editions du Petit Rameur

28 pages – 5 €

Flash-basque

Suites 2

La guerre détruit même quand elle est finie. Le petit cordonnier basque chantant a survécu aux tueries de 14/18 et à quatre ans de combats. Revenu sain et sauf au pays, le corps entier mais l’âme disloquée, il ne pousse plus la chansonnette et finit noyé au fond du gave. Des décennies plus tard, il continue à vivre dans la mémoire de son arrière petit-fils grâce aux histoires que lui contait sa grand-mère, fille préférée du défunt.

Suites, de Bruno Fern, est un roman double, deux personnages, deux existences, deux époques. La première partie parle de l’ancêtre, victime discrète et oubliée de la Grande Guerre. L’autre suit la vie de son descendant qui essaye se débrouiller tant bien que mal avec les violences du passé et celles d’aujourd’hui. Contrairement à ce que laisse penser le sous-titre « roman fleuve », Suites est un récit court, d’une grande richesse. Une narration éclatée, colorée, aux multiples facettes, une sorte de kaléidoscope impressionniste où l’auteur mixe les styles littéraires, joue avec les mots, les formes. Une écriture presque graphique, entre calligramme et collage de textes. Comme des rivières, les deux histoires partent à gauche, à droite, dérivent, s’arrêtent et repartent, au grès des courants, des méandres et des obstacles rencontrés. En bruit de fond il y a le vacarme inhumain et monstrueux du premier conflit mondial, qui résonne encore aujourd’hui. L’ouvrage de Bruno Fern est une réflexion à la fois drôle et mélancolique sur la guerre et les traumatismes qu’elle engendre, sombre héritage transmis aux générations qui suivent.

Suites

Bruno Fern

Louise Bottu

162 p – 14 €

Le Chirurgien-Dentiste de France n° 1820 du 15 novembre 2018

Trésors cachés

 

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La Maison Dagoit est une caverne aux merveilles tapie quelque part dans les rues de Rouen. A l’intérieur, s’y cache une foule de trésors consacrés à la cause littéraire, pour la plupart conçus et fabriqués à la main par Marie-Laure Dagoit. Livres à tirage limité, carnets, boites et coffrets… on trouve de tout ou presque dans cette antre où se mélangent des parfums de poésie, d’érotisme et d’humour. Vous pouvez même opter pour un abonnement à vie. C’est simple, il suffit d’aller sur le site de la Maison Dagoit et de choisir.

Quant à la dame, elle semble être un joli fantôme doté de mille vies. On raconte qu’elle aurait été la muse de François Villon, qu’elle aurait connu Rimbaud et côtoyé Daniel Darc. Mais il ne sert à rien de démêler le faux du vrai, il ne faut garder que le rêve.

Maison Dagoit

https://www.maisondagoit.com/

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Invitation aux voyages

Voyages avec Rimbaud, Kipling, Baffo

Décédé en 1994, l’Italien Hugo Pratt, créateur du personnage de Corto Maltese, est un des maitres de la bande dessinée moderne. Il a contribué à sortir cette forme d’expression du ghetto de la littérature jeunesse pour en faire un art adulte. Il a consacré les dernières années de sa vie à regrouper et illustrer, en trois volumes, des textes rares d’Arthur Rimbaud, de Rudyard Kipling et de Giorgio Baffo. Les éditions Le Tripode ont rassemblé pour la première foi ces recueils, présentés par Dominique Petitfaux, un des meilleurs spécialistes du dessinateur.

D’Arthur Rimbaud, le dessinateur a choisi les Lettres d’Afrique, ensemble de correspondances du poète écrites d’Ethiopie, pays où il était partit vivre, à la recherche d’un ailleurs. Poèmes de Rudyard Kipling, le grand écrivain britannique, évoque la vie de soldats britannique lors les conflits coloniaux. Quant aux Sonnets érotiques de Giorgio Baffo, philosophe libertin et écrivain vénitien majeur du XVIIIème siècle, il n’est pas besoin d’en préciser le sujet.

En illustrant ces trois auteurs, aux univers à priori fort différents, Hugo Pratt dessine en creux  son autoportrait. Il aborde des thèmes qui lui tiennent à cœur et qui parcourent  toute son œuvre : l’aventure, la guerre, les femmes. Ethiopienne hautaine, lancier Sikh, danseuse indienne ou femme nue endormie, c’est surtout à l’humain qu’il s’intéresse dans ces subtiles esquisses. On y retrouve le style inimitable de l’artiste, au trait épuré  ici rehaussé des teintes chaudes et légères de l’aquarelle. Les trois volumes de Voyages avec Rimbaud, Kipling et Baffo offrent ainsi une invitation à des voyages oniriques aux couleurs pastel.

Voyages avec Rimbaud, Kipling et Baffo

Coffret en 3 volumes

Hugo Pratt

Le Tripode

64 p, 152 p et 80 p – 45 €

Le chirurgien-dentiste n° 1780-1781 du 21-28 décembre 2017

Baudelaire ou le paradoxe

baudelaire

Si Charles Baudelaire est l’un des plus grands poètes français, il n’est peut-être pas celui dont la vie est la mieux connue. Un été avec Baudelaire vient pallier cette insuffisance. Ce recueil de 33 courtes chroniques diffusées sur France Inter au cours de l’été 2014 nous offre un portrait vivant et désacralisé de l’artiste, loin du cliché du chantre du spleen et de la mélancolie auquel il est souvent réduit.

Baudelaire était un homme de paradoxes : écrivain moderne autant que classique, être agaçant et touchant, plein de certitudes proclamées et de doutes cachés. Certes, il a flirté avec le socialisme, est monté sur les barricades en 1848. Mais il vomissait le progrès, qu’il assimilait au « sommeil radoteur de la décrépitude », et détestait la démocratie.

Avec ses contemporains, il entretenait des rapports contrastés et souvent passionnés. Ainsi, il encensait Victor Hugo tout en le critiquant vertement : « V. Hugo continue à m’envoyer des lettres stupides ». Avec ses proches, les relations n’étaient pas des plus simples non plus. Il a ainsi passé sa vie à poursuivre sa mère de son ressentiment. Pourtant, il n’a eu de cesse de projeter de la rejoindre pour vivre avec elle à Honfleur, sorte de havre rêvé… Ce qu’il n’a jamais réalisé. C’est d’ailleurs une des caractéristiques de l’homme : sa velléité.

Ces chroniques, à la fois légères et captivantes, qui s’appuient sur la vie de l’artiste et sur ses écrits, sont chacune axées sur un thème (Spleen, Paris, Delacroix…). Antoine Compagnon, leur auteur, spécialiste de Baudelaire, entraîne le lecteur à la poursuite d’un artiste insaisissable et aux multiples visages. Un être profondément humain de par ses imperfections et ses contradictions.

Par-delà l’intérêt biographique, Un été avec Baudelaire est aussi une puissante invitation à lire ou relire le poète maudit, et à goûter encore à la beauté inaltérée de ses textes. S.G.

 Un été avec Baudelaire

Antoine Compagnon

Edition des Equateurs

174 pages, 13 €

Le Chirurgien Dentiste de France, n° 1668 du 25 juin 2015, p 40