Improbabliothèque

On imagine souvent l’écrivain en créateur romantique torturé par la fièvre de la création ou en proie au démon de la page blanche. Mais cette image n’est qu’une légende, un écran de fumée. Heureusement, Tom Gauld est là pour vous dévoiler la face cachée de la littérature. Le monde des livres vu par Tom Gauld est une improbable bibliothèque, un gigantesque capharnaüm où se mélangent époques, styles et personnages. Dostoïevski, Dumas, Austen ou Kafka, nul n’est épargné. Les plus grands auteurs et les romans les plus célèbres sont concassés, remixés et passés à la moulinette iconoclaste de l’artiste. La littérature n’est plus cet objet de culte intouchable qu’on enseigne dans les universités, mais un univers absurde et drôle, un art brinquebalant à la portée du premier venu. D’ailleurs le livre fourmille de conseils indispensables aux béotiens de l’écriture, comme ce « générateur de romans à suspense » qui devrait sans coup férir, leur assurer un succès instantané et planétaire à rendre jaloux Harlan Coben.

Comme toutes les œuvres de Tom Gauld, la revanche des bibliothécaires est un bijou d’humour absurde, plein de finesse. Cette série de petits scripts publiés chaque samedi dans The Gardian, au dessin minimaliste et faussement naïf, est un mélange réjouissant de Gary Larson et de Buster Keaton, qui porte un regard plein d’ironie et de tendresses sur la littérature. Un album indispensable qui ne peut que réjouir les vrais amoureux des livres.

La revanche des bibliothécaires

Tom Gauld

Editions 2024

160 p – 17 €

CDF Mag n° 1997 du 1er octobre 2022

Les fausses confidences

Giovanni d’Arezzo est le pseudonyme choisi par son auteur pour signer les chroniques culinaires italiennes publiées dans un journal parisien. Il reçoit un jour un courrier d’un homonyme, posté de Florence, sans adresse ni le moindre indice pouvant en identifier l’expéditeur. Intrigué, il recherche les Giovanni d’Arezzo répertoriés à Florence et écrit à chacun, espérant retrouver son mystérieux correspondant. C’est ainsi que ce crée un réseau d’échanges écrits entre Paris, Florence, Bologne et Pise où sont installés ces étranges alter ego. Mais ce qui semblait au départ un jeu, dont le plumitif parisien se voyait le maître, prend des chemins inattendus. Les confidences échangées, les barrières tombent et les fils de chaque histoire personnelle s’imbriquent en des nœuds de plus en plus complexes. L’art, la cuisine, l’amour, la nostalgie se mélangent et brouillent les évidences. Le réseau devient toile d’araignée, le jeu dérape en un affrontement sourd et cruel. Qui est le chat, qui est la souris ?

Hervé Le Tellier a eu une existence littéraire avant d’obtenir le prix Goncourt pour son roman L’Anomalie. Le voleur de nostalgie, réédité chez Le Castor Astral, en est un brillant exemple. Tel un réjouissant prestidigitateur, l’écrivain y manipule avec subtilité et ironie les mots et sentiments.

Le voleur de nostalgie

Hervé Le Tellier

Le Castor Astral

216 p – 9,90 €

CDF Mag 1947 du 2 septembre 2021

On ne devrait jamais quitter Beaupréau

Pierre Barrault est né à Beaupréau, au sud-ouest du Maine-et-Loire.  Depuis il a quitté sa ville natale et vit aujourd’hui à Nantes. Était-ce une bonne idée ? On peut en douter en lisant son dernier roman, Catastrophes. Car depuis, l’univers de l’écrivain, à moins que cela soit celui de son narrateur, semble s’est détraqué, même si lui (le créateur ou sa créature, je ne sais plus trop) reste imperturbable. Tel un Buster Keaton plongé dans un univers d’irréalité virtuelle, le personnage traverse impassible les accidents les plus étranges, dans un monde où tout dysfonctionne. A pied, en train, en voiture (c’est Claire qui conduit) ou enfermé dans sa chambre, rien ne va, mais tout parait normal. L’espace, le temps sont déconstruits, les humains, les animaux se transforment au grès des avanies subies par le héros. On croise les sosies de François Berléand ou Frédéric Lopez, un faux boulanger ou un serveur fragmenté. Heureusement, Claire est là pour donner au tout un semblant de logique.

Catastrophes est le quatrième livre de Pierre Barrault. Son œuvre est un genre littéraire à elle toute seule, une sorte de littérature quantique basée sur le principe de l’inéluctable incertain. Nul logique apparente, donc, dans son dernier roman à l’univers onirique et au style épuré. Mais tout simplement le plaisir de se laisser porter d’une séquence absurde à une autre par les mots de l’auteur, de s’abandonner aux méandres de ce récit joyeusement catastrophique.

Catastrophes

Pierre Barrault

Quidam éditeur

132 p – 15 €

Show lapin

La synthèse est un art subtil et difficile et Didier Paquignon la manie avec talent. Deux ans après Le coup du lapin et autres histoires extravagantes il publie une nouvelle compilation de faits divers illustrée par ses soins. Des histoires réduites à leur quintessence, accompagnées de monotypes en noir et blanc. Des images qui ressemblent à des anciens clichés argentiques retrouvés au fond d’une valise dans un vieux grenier. Le choc des mots (courts) et le poids des estampes. Un joueur de golf provoque la destruction de cinq avions de chasse, un cercueil écrase mortellement le fils du défunt, la police demande gentiment aux criminels de cesser leurs méfaits pendant la canicule… Peu importe la source, parfois inconnue, peu importe la vraisemblance, ce qui importe c’est l’incongruité, le côté bizarre de ces tragédies dérisoires. En quelques mots sobres, l’histoire est résumée, comme un flash aux informations. Cruauté, stupidité, bassesse ou extravagance humaine, sont le terreau de ces drames minuscules qui claquent, tel des slogans publicitaires loufoques et absurdes. On pense aux Nouvelles en trois lignes de Félix Fénéon, merveilles de concision, bien avant l’invention des tweets. Dans Tout va bien mon lapin ? Didier Paquignon, peintre et écrivain, dresse un portrait lucide et ironique de l’humanité.

Tout va bien mon lapin

Didier Paquignon

Le Tripode

176 p – 15 €

Manuel de la bêtise ordinaire

En 2019 Faut pas prendre les cons pour des gens, de Emmanuel Reuzé, au dessin et au scénario, et son co-scénariste Nicolas Rouhaud, a été un véritable succès de la bande dessinée. Ils ont donc décidé de remettre cela, pour une deuxième cuvée tout aussi grinçante que la première. Le monde de l’entreprise, l’ultra libéralisme, la pauvreté, l’enseignement, l’immigration, l’écologie… Faut pas prendre les cons pour des gens 02 pourrait être un parfait digest de tous les sujets de société qui font la une des médias. Mais le ton y est tout sauf sérieux, plutôt du genre sarcastique, un peu dans l’esprit d’un Groland, l’émission de Canal +. De courtes histoires au dessin réaliste, d’une ou deux pages, autour d’un thème d’actualité, où la logique apparente est poussé jusqu’au bout de l’absurde. Un manuel de la bêtise ordinaire à l’humour caustique et cruel, qui met en lumière la violence des rapports sociaux et la cruauté économique qui détruit petit à petit l’humanité et sa planète. L’album de Emmanuel Reuzé et Nicolas Rouhaud agit comme un formidable antidote aux discours à la gloire de la modernité, pour mieux en démontrer l’inanité. Un rire thérapeutique en quelque sorte.

Faut pas prendre les cons pour des gens 02

Emmanuel Reuzé et Nicolas Rouhaud

Fluide glacial

56 p – 12,90 €