L’œuvre au noir

Contrition Village, une bourgade quelconque du comté de Palm Beach, en Floride, est une prison à ciel ouvert. Les autorités de l’État y assignent à résidence des pédo-criminels ayant purgé leur peine. Sous contrôle permanent de la police, ils vivent une deuxième condamnation qui n’a pas de fin. Ni pardon, ni oubli, ni rédemption possible. Quand Christian Nowak, un résident de Contrition Village accusé de pédophilie, est retrouvé mort, brûlé vif à son domicile, personne ne s’inquiète vraiment. Un criminel de moins, qui cela peut-il émouvoir ? Pourtant quelque chose cloche. Pour certains, dont Marcia Harris, reporter d’un journal local, l’incendie est trop beau pour être honnête. Quand l’autopsie révèle que le défunt n’est pas Nowak mais Olaf Gordon, un autre habitant de Contrition Village mort un mois avant, le simple fait-divers se transforme en une troublante énigme. Marcia, contre l’avis de tous, se lance dans une enquête pour comprendre ce qui s’est vraiment passé.

Il existe un lieu semblable à Contrition Village en Floride, qui s’appelle Miracle. Keko, le dessinateur et Carlos Portela le scénariste, s’inspirent de cette cruelle réalité américaine pour ce roman graphique sombre et captivant, aux multiples pistes. Le dessin de Keko, d’un noir et blanc implacable, crée une atmosphère irrespirable et colle parfaitement au scénario diabolique. Le récit de Portela, tout en lenteur, construit autour de silences glaçants et de questions sans réponses, instaure une tension subtilement étouffante. Contrition est une œuvre noire, un thriller remarquable au suspense suffocant.

Contrition

Carlos Portela et Keko

Denoël graphique

168 p – 25 €

On dirait le sud

L’été, quelque part dans le sud. La mer, peut-être la Méditerrané. Le soleil bienveillant, quand il n’est pas perturbé par de rares orages. Et les nuits douces et chaudes. Pablo est en vacances chez sa grand-mère. Comme chaque été. Il s’ennuie un peu. Comme chaque été. Jusqu’à sa rencontre avec Carla, photographe en herbe. Les deux adolescents se flairent, se tournent autour et commencent à se découvrir. C’est le temps des premiers désirs inavoués, des regards furtifs, des corps qui se frôlent. L’attraction est réciproque, mais comment dire ces choses, comment les montrer ? Le temps et les silences s’étirent doucement, l’intimité s’installe petit à petit à l’ombre des pins, sur la plage, dans la mer chaude ou sur l’île inconnue.

Cécile Dupuis, dessinatrice, et Valérian Guillaume, auteur, racontent avec une économie de moyens saisissante et une sensualité remarquable la valse lente et hésitante des amours naissantes. Les mots sont rares, les gestes aussi, mais les sentiments sont de plus en plus difficiles à cacher. Le dessin sobre, les couleurs chaudes traduisent parfaitement les liens qui se tissent subtilement entre les deux enfants. Ils rendent palpable l’atmosphère d’été et de vacances qui les entoure. On entend presque le bruit de la mer et le chant des cigales. Un très bel album pour tenir chaud au cœur de l’automne.

L’ombre des pins

Cécile Dupuis et Valérian Guillaume

Virages graphiques

112 p – 20 €

CDF Mag n° 2000 du 20 octobre 2022

Faux jetons

Simon, un jeune anglais un peu rondouillard, est la tête de turc de ses camarades. Mais Simon a gagné 16 millions de livres en pariant sur une course de chevaux, sur les conseils d’une voyante. Mais Simon n’a que 14 ans, seuls ses parents peuvent encaisser cette somme. Mais la mère de Simon est dans le coma, victime d’une sauvage agression à son domicile. Mais le père de Simon a disparu. Alors Simon se lance désespérément à la recherche de son paternel. De rencontres en rencontres, le garçon se retrouve embarqué, à travers l’Angleterre, dans une suite d’aventures secouantes, petite bille ballotée dans un flipper géant.

La couleur des choses de Martin Panchaud est un très étonnant roman graphique. Les scènes sont toutes dessinées à plat, en vue plongeante. Les personnages sont représentés par des cercles de couleur et ressemblent à des jetons éparpillés sur une table de jeux. Le livre paraît être la création d’un ordinateur un peu fou et plein d’imagination qui aurait échappé au contrôle de son maitre. Malgré l’absence apparente de tout réalisme, on est vite happé par cette histoire captivante et jubilatoire. Les personnages existent vraiment, on les voit, on les entend, notamment le naïf et attachant Simon. L’intrigue est foisonnante et plein de rebondissements. L’ambiance balance entre humour, action et cruauté, avec une pointe de tendresse pour relever le tout. La couleur des choses est une œuvre unique, inventive et bluffante et qui mérite d’être découverte.

La couleur des choses

Martin Panchaud

Editions Ça et Là

236 p – 24 €

CDF Mag n° 2000 du 20 octobre 2022

Faux-semblants

Le MIND MANAGEMENT a été détruit. C’était pourtant un beau projet au départ, censé rendre le monde meilleur. Mais il était devenu trop puissant, trop dangereux et trop indépendant pour les Etats qui avaient recours aux services de cette mystérieuse entité aux ramifications internationales. Sa spécialité, la manipulation des esprits, grâce à une armée clandestine d’agents dotés de pouvoirs paranormaux. Mais l’organisation est en train de renaître de ses cendres, à l’instigation de l’Effaceur, une de ses agentes les plus puissantes. Meru Marlow s’est promise de tout faire pour anéantir cette puissance malfaisante en pleine renaissance.

MIND MGMT – Rapport d’opération 3/3 est le troisième tome d’une série écrite et dessinée par Matt Kindt. Une saga d’espionnage paranoïaque, entre Jason Borne, Matrix et Kill Bill, qui raconte la lutte à mort de Meru et de ses rares alliés contre l’Effaceur et sa légion de l’ombre. Meru, la jeune femme perdue et en fuite qui se transforme en guerrière, l’Effaceur dont la présence maléfique hante la quête de Meru, tel un fantôme menaçant. Au cœur de ce conflit, la soif du pouvoir, celui qui permet de contrôler les pensées et les âmes. Des mises en abîme, des faux-semblants, des flash-backs, des narrations éclatées qui se rejoignent, le récit est une construction sophistiquée et fascinante d’une grande richesse. Matt Kindt, avec ses aquarelles à la douceur trompeuse, manipule les lecteurs comme le MIND MANGEMENT ses agents et ses cibles. Une œuvre passionnante et formidablement addictive, qui raconte aussi en creux beaucoup de notre société, ses utopies dévoyées, ses manipulations ou ses luttes secrètes.

MIND MGMT – Rapport d’opérations 3/3

Matt Kindt

Monsieur Toussaint LOUVERTURE

344 p 24,50 €

La cité des enfants perdus

Falloujah, en Irak, fut pendant longtemps pour le Français Feurat Alani le pays des vacances en famille, le bonheur partagé, les parfums d’abricot et de cardamome. Un jour de 2004, la mort s’est abattue sur la ville, dévorant inexorablement les enfants de la « cité des mosquées ». La révolte des habitants, le siège par l’armée américaine, les bombardement intenses… Falloujah la rebelle, pour avoir voulu résister à l’envahisseur étranger, a été terrassée. Devenu journaliste, Feurat Alani est revenu sur les pas de sa jeunesse, pour y découvrir les profondes cicatrices, tant morales que physiques, laissées par le conflit. Ainsi que le raconte l’oncle Imad à son neveu : « Des armes étranges et monstrueuses ont semé la mort dans la population ». Comme si cela ne suffisait pas, les bébés nés après les frappes américaines ont payé très cher le prix de la folie humaine. Décès prématurés, maladies et de malformations ont touché près d’un enfant sur dix. Parti enquêter sur ce phénomène aux Etats-Unis puis au Pays de Galles, le reporter découvre que des milliers de tonnes d’uranium appauvri, peut-être même enrichi, ont été déversées sur Falloujah par l’armée US, provoquant dans la population des dégâts pires qu’à Hiroshima.

Entre récit autobiographique et enquête journalistique, Falloujah Ma campagne est une œuvre graphique âpre, sombre et sensible qui raconte avec lucidité l’enfer vécu par les femmes et hommes de la cité martyr. Le dessin en noir et blanc, sobre et expressif d’Halim illustre remarquablement les propos de Feurat Alani.

Falloujah Ma campagne perdue

Scénario : Feurat Alani

Dessin : Halim

Les escales

126 p – 18 €

Le goût perdu de la cardamome

Feurat Alani est un journaliste français né de parents irakiens. Il a découvert le pays familial pour la première fois en 1989, à l’âge de 9 ans. Depuis, il y est revenu à de nombreuses reprises, d’abord comme simple visiteur, puis comme reporter. En 2016, il a décidé de raconter en 1000 tweets son Irak, qu’il a appris à aimer et qu’il a vu lentement s’enfoncer dans le chaos. Le territoire dont il nous parle est d’abord celui de l’enfance et de ses parfums, le goût de l’abricot,de la datte ou de la cardamome. Une région accueillante, vivante et colorée. Mais un jour l’armée irakienne a envahi le Koweït, les friandises ont disparu et le cauchemar a commencé. La dictature, les guerres, l’embargo, la chute de Saddam Hussein, les conflits religieux… Des monstres ont engendré d’autres monstres encore plus barbares. L’ancienne Mésopotamie n’est plus aujourd’hui qu’un vaste terrain de guerre, un champ de ruines et de regrets.

Le résultat de cette odyssée tweetesque, Le Parfum d’Irak, illustré par l’artiste français Léonard Cohen, est une superbe et paradoxale réussite littéraire. L’auteur porte sur la terre de ses ancêtres un regard tendre mais lucide. Il raconte le quotidien des habitants de Bagdad ou de Falloujah, fait de débrouille, de violence, de partages et de menus plaisirs. L’ouvrage se lit comme un passionnant roman graphique, mélange d’ombre et de lumière, d’âpreté et de poésie : « Raconter la mort quand c’est nécessaire, oui. Mais il faut raconter la vie, avant tout ». Les superbes illustrations, au style simple et tranché et aux couleurs vives, accompagnent parfaitement le récit. Le parfum d’Irak est un bel et émouvant hommage rendu à un pays qui agonise et à ses habitants.

Le parfum d’Irak

Feurat Alani

Illustrations de Léonard Cohen

Arte Éditions & Éditions nova

178 p – 19 €